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Rue de Lodi, un carrefour médical pour les troupes coloniales à Marseille

MALIK BOURICHE (PROFESSEUR D’HISTOIRE-GÉOGRAPHIE, MARSEILLE)

La rue de Lodi à Marseille (6e arr.) au n° 84 possédait jusque dans les années 1990 un hôpital nommé Michel Lévy. L’hôpital fondé en 1848 rend hommage au médecin inspecteur des armées (1809-1872) à l’origine de la formation des officiers de santé, le corps de médecins qui dans les colonies concrétise le programme de santé publique (une médecine coloniale) fondée sur une prophylaxie articulée autour de la prévention, du contrôle, de la surveillance et de la vaccination. Le dispositif en réalité répond clairement à des impératifs de sécurité (garantir la sécurité du territoire) en utilisant un déploiement de règlements et de techniques ; surveillance des individus, diagnostic de ce qu’ils sont, classement de leur structure mentale, de leurs pathologies propres, etc.

Or, depuis 1909 ce corpus de connaissances et de techniques thérapeutiques régit l’institution médicale marseillaise.

L’hôpital, qui est d’abord une structure médicale destinée à soigner les blessés les plus graves, se spécialise et n’accueille désormais que les troupes coloniales. La Grande Guerre (1914-1918) mobilise effectivement plus de 500 000 combattants issus de l’Empire français. L’institution hospitalière apparaît au centre de la logistique sanitaire en temps de guerre. Dès les premiers jours de la guerre, le port de Marseille accueille les soldats de l’Empire, le 19e corps par exemple, composé d’Algériens, Marocains et Tunisiens : 49 000 hommes et 11 800 chevaux débarquent. D’autres corps, composés de tirailleurs sénégalais arrivent dans la cité phocéenne, une conséquence directe de la Force noire chère à Charles Mangin (1866-1925) [1] qui légalise le recrutement d’« indigènes »

L’hôpital constitue dès lors un véritable laboratoire à l’intérieur duquel émerge aussi bien une pratique thérapeutique singulière qu’une codification des rapports entre métropolitains et coloniaux. La prise en charge des blessés, mutilés, traumatisés, obéit par exemple à un protocole singulier. Le corps médical use de catégories médicales forgées dans le monde colonial (au territoire) et adaptées à ses habitants (différents). C’est le cas des pathologies raciales qui sont régulièrement convoquées pour rendre des diagnostics adaptés, en dépit des vifs débats qui opposent les médecins pour savoir s’il existerait « une immunité de race » chez les indigènes [2].

Le constat est sans appel pour le Sénégalais, son corps ne peut biologiquement affronter la maladie, étant donné que « la tuberculose s’installe de façon insidieuse dès que le bacille de Koch commence à se développer ». Alors que chez l’Arabe, la maladie est atténuée en raison « du contact plus prolongé avec l’Européen [3] ». En ce qui concerne les troubles psychiques, le Sénégalais est décrit comme possédant un caractère turbulent, imprévisible, voire naïf, une représentation qui conduit d’ailleurs à son étroite surveillance. Le « Nord-Africain (ici le Kabyle algérien) est rancunier à l’excès, il couvre sa vengeance envers l’infirmier ». Or, malgré les bonnes intentions, le regard porté par les médecins militaires sur certaines pathologies (les troubles psychiques) des soldats fourmille de préjugés.

La description puise ainsi ses catégories nosologiques dans les nombreuses enquêtes menées sur les populations de l’Empire et publiées dans les revues médicales spécialisées.

Assez rapidement toutefois, la présence de ces soldats déborde le cadre des casernes et des hôpitaux de la métropole. Des tensions surgissent en effet qui entravent le dispositif d’encadrement politique, sanitaire et culturel de ces populations. Car la participation massive de soldats coloniaux suscite une série d’interrogations de la part des autorités civiles et militaires, que ce soit sur le plan juridique (quel statut accorder aux soldats dans la société métropolitaine républicaine ?), sanitaire (doit-on adapter une thérapeutique spécifique pour ces soldats ?), ou des rapports de genre (sont-ils autorisés à avoir des relations sexuelles avec les Européennes ?). Une série de considérations qui provoque l’adoption de mesures concrètes pour codifier les relations entre troupes et métropolitain·es. L’État-major qui redoute des relations sexuelles et affectives entre soldats coloniaux et femmes européennes interdit strictement la présence des femmes dans les hôpitaux militaires spécialisés dans l’accueil des troupes coloniales. Les relations suspectées sont vécues par les autorités comme « un défi profond et intime à l’ordre racial et colonial [4] ». Pourtant, dès 1916, malgré les mesures d’isolement ou les sanctions, le contrôle postal témoigne de l’inefficacité de la ségrégation sexuelle. Les infirmières sont devenues sans conteste les correspondantes privilégiées des tirailleurs. La plupart sont de jeunes femmes, souvent accompagnées de leurs parents, qui se rendent auprès de l’officier interprète pour lui demander conseil sur les démarches à accomplir pour contracter mariage avec un amant issu des troupes coloniales.

L’hôpital Michel-Lévy illustre ainsi de façon manifeste les contradictions nées de la gestion d’un monde colonial gouverné à la fois au nom de principes républicains et de normes sanitaires et morales fondées sur la ségrégation et le stéréotype.

[1Voir Charles Mangin, La force noire, Paris, L’Harmattan, [1910] 2011

[2Jacques Léonard, « Médecine et colonisation en Algérie », dans Jacques Léonard, Médecins, malades et société dans la France du 19e siècle, Paris, Sciences en situation, 1992, p. 131-145.

[3Jacques Léonard, « Médecine et colonisation en Algérie », dans Jacques Léonard, Médecins, malades et société dans la France du 19e siècle, Paris, Sciences en situation, 1992, p. 131-145.

[4Richard S. Fogarty, Race and War in France, Colonial Subject in French Army, 1914-1918, Baltimore, John Hopkins University Press, 2008.

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Mise à jour :samedi 21 décembre 2024
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