Quartiers nord : empreintes coloniales

Les auteurs et les autrices ayant une relation intime avec ce territoire communément appelé les « quartiers Nord de Marseille », ce sont leurs subjectivités qui s’expriment avec la présence dans ce guide de grandes figures issues de la résistance, de la lutte anticoloniale et antiraciste. Dans ce secteur de la ville, le passé colonial continue à influencer plus particulièrement la vie quotidienne de ses habitant·es. Les descriptions qui suivent visent à mettre en évidence ces stigmates.

13e arrondissement

Le 13e arrondissement est un secteur atypique. La carte socioéconomique dessine des frontières tangibles de la séparation entre les anciens noyaux villageois et les cités populaires construites au milieu des années 1960 pour loger des populations venant des colonies avant et après les indépendances. Autrefois zone de campagne et d’activités agricoles, le territoire est aujourd’hui constitué de lotissements, de maisons individuelles et de résidences, qui font face à des tours et des barres d’immeuble.

Le rond-point Bachaga-Boualem [u 13e arr.] sépare deux territoires, une sorte de check-point, une ligne de démarcation.
Au nord, le quartier de Château-Gombert est un véritable village qui possède un patrimoine architectural et des édifices religieux mais aussi des résidences plus récentes. C’est ici que réside dans un environnement plutôt calme, une population faiblement hétérogène, plutôt diplômée, comportant de nombreux propriétaires aux revenus confortables. On y trouve aussi des startups et des instituts de recherche universitaires. Le prix de l’immobilier y est particulièrement élevé et la construction de logements sociaux demeure imperceptible du fait d’une gestion politique délibérément orientée vers le refus d’une mixité sociale.

C’est au sud, plus urbanisé, que se situent les grands ensembles : Malpassé, les Olives, La Croix-Rouge, Frais-Vallon, le Séminaire, la Renaude, etc. Certains d’entre eux, ont été laissés à l’abandon, notamment le parc Corot et la cité Frais-Vallon où de nombreux logements sont dégradés et considérés comme des habitats indignes. Le chômage et la précarité atteignent des taux très élevés.


14e arrondissement

Le 14e arrondissement a été marqué par de grands changements historiques. Jusqu’aux années 1960, on y trouve des industries et des espaces agricoles. La première vague d’ouvriers issus des colonies n’a pas accès au logement, cette population va se regrouper dans des bidonvilles. Après les indépendances, l’arrivée massive de rapatriés d’Algérie va obliger les pouvoirs publics à entreprendre rapidement la construction de logements, parallèlement à une politique de résorption des bidonvilles. Entre 1960 et 1975, les domaines ruraux vont céder la place aux grands ensembles : les Flamants, la Busserine, Font-Vert, Saint-Barthélemy, les Rosiers, etc. Le Bumidom [1] va faciliter l’installation de familles venues des Antilles dans certains de ces quartiers. Plus tard, viendront habiter les familles comoriennes.

C’est aussi dans ces quartiers que se déploiera un solide réseau d’associations culturelles, sociales et artistiques organisant les luttes et les résistances, notamment contre les crimes racistes qui ne cesseront d’entacher les rues, de mutiler des vies et de démembrer des destins. L’engagement militant et populaire va contribuer à donner naissance à un véritable travail de mémoire et de valorisation des identités locales ancrées dans ces territoires, comme Radio Gazelle, le Théâtre de la Mer, le comité Mam’Ega, l’association Schebba, l’Agora, etc. Le 15e comme le 16e arrondissement en raison de leur proximité avec les installations portuaires ont accueilli un grand nombre d’industries comme la réparation navale, la métallurgie, les huileries, savonnerie, raffineries, semoulerie, etc., qui ont pour la plupart aujourd’hui disparu.


[1Bureau pour le développement des migrations dans les départements d’outre-mer (1963-1982) : organisme public chargé d’accompagner l’émigration des habitants des DOM vers la France métropolitaine. Son objectif assumé est d’encadrer et d’organiser les migrations afin de désamorcer la crise sociale latente dans les DOM (émeutes de 1959 à Fort-de-France) et de s’assurer du maintien des derniers vestiges de l’empire colonial dans la République française.

15e arrondissement

Dans le 15e comme dans les autres arrondissements des quartiers nord, les terres agricoles ont été remplacées par des activités industrielles et des zones d’habitat. C’est un territoire historiquement ouvrier qui, dès les années 1920, connaît plusieurs périodes de migrations. Après la Seconde Guerre mondiale, de nombreux bidonvilles sont apparus pour y accueillir en majorité des ouvriers et leurs familles originaires des colonies. Les cités les plus importantes de l’arrondissement ont été construites à partir des années 1960, comme la cité Consolat, Campagne Lévêque dans le quartier de Saint-Louis, la Castellane, la Viste, le parc Kallisté, la Solidarité, la cité de la Savine construite en 1973 à l’emplacement de la ferme Battalier.

L’histoire de la cité Bassens est singulière, c’est une cité d’urgence « provisoire » construite en 1963, à proximité d’une voie ferrée, d’une rocade et d’une zone industrielle. Les familles qui s’y installent viennent en grande partie des bidonvilles de Sainte-Marthe et de SaintBarthélémy. Une vie associative forte et dynamique s’y développe, de même qu’un réel engagement militant. Dans les années 1970 sont créés un centre social, un club des jeunes, un comité de locataires et un journal de quartier. C’est d’ailleurs dans ce quartier que le fonctionnement paternaliste de l’ATOM [1] sera remis en cause et lors de la Marche pour l’égalité et contre le racisme de 1983, les marcheurs y feront une halte, ils iront aussi dans la cité des Flamants lieu où des jeunes ont été assassinés.


[1ATOM : Aide aux travailleurs d’outre-mer.

16e arrondissement

Dans le 16e arrondissement, le quartier de l’Estaque et son port de pêche deviennent à partir du 19e siècle, un quartier ouvrier. Des ouvriers immigrés italiens, espagnols, arméniens, algériens travaillent dans les cimenteries, les usines de produits chimiques et les tuileries. Ils sont installés sur les hauteurs, dans le quartier des Riaux, où les propriétaires des usines ont fait construire des cités, comme la cité Kuhlman [1] et des courées pour y loger leurs ouvriers. Les quartiers de Saint-André et Saint-Henri sont d’anciens villages transformés par l’ouverture des carrières d’argile et l’installation des tuileries. Ces entreprises utilisaient une importante main-d’œuvre immigrée venant d’Italie puis d’Afrique du Nord et de l’Ouest.

La présence de nombreux bidonvilles a marqué l’histoire de cet arrondissement, comme le bidonville de Campagne-Fenouil qui date des années 1960 où vivaient des Gitans originaires des régions d’Alger et d’Oran. En 1970, ils représentent 85 % des habitants du bidonville. Ils sont stigmatisés et rejetés par la population. Ils vivent dans des conditions insalubres et n’accèderont à un logement social qu’après avoir vécu dans des « cités de transit » ou « cités d’urgence », parfois pendant plusieurs années. Ce n’est qu’en 2003 que ce bidonville a définitivement disparu [2]. Le bidonville de Chieusse-Pasteur est occupé dans les années 1950 par des ouvriers algériens venant majoritairement de Kabylie, qui travaillent dans les tuileries. Les baraques ont été fabriquées avec des planches, des tuiles et des tôles récupérées dans les usines.

Aujourd’hui, les collectifs des habitants des quartiers populaires continuent de réclamer justice et vérité pour les nombreux crimes. Ils continuent de dénoncer les faits de racisme et les multiples inégalités structurelles. Ils exigent l’égalité des droits et une justice sociale en acte aussi bien dans le champ de la rénovation urbaine, que dans celui du travail. Ils demandent également la reconnaissance d’une histoire coloniale encore trop invisibilisée.


[1En 1823, s’installe à l’Estaque la société des produits chimiques de Rio Tinto, d’origine espagnole, qui a pour successeur en 1916, la société Kuhlman. Absorbée par une filiale d’Elf Aquitaine, cette usine ferme ses portes le 18 mai 1989.

[2Hommes et migrations, n° 3, 2 018, p. 158.

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Mise à jour :samedi 7 décembre 2024
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