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Les archives coloniales autour la santé : quelle mémoire pour quels corps ?

FRANCESCA ARENA (UNIVERSITÉ DE GENÈVE)
GAIA MANETTI (UNIVERSITÉ DE PISE/UNIVERSITÉ DE GENÈVE)

À Marseille et plus généralement dans les Bouchesdu-Rhône, ainsi que dans la région PACA, existent de nombreuses archives coloniales. Cette présence s’explique par le rôle joué par la région dans la colonisation française, mais aussi par des choix politiques postcoloniaux. Certaines archives affichent par leur statut leur identité coloniale (comme les Archives nationales d’outre-mer à Aix-en-Provence), d’autres sont répertoriées dans la base de données nationales des archives françaises et d’autres – notamment celles qui concernent la santé – ont été invisibilisées par les administrations sanitaires et seuls le hasard, la chance ou la bonne volonté des archivistes permettent leur découverte, leur conservation et parfois leur consultation. C’est ainsi pour les archives du centre hospitalier Montperrin qui gardent les traces des personnes colonisées et internées en Métropole : Algériennes et Algériens pour l’essentiel, dont les destins sont chamboulés, entre la fin du 19e siècle jusqu’aux années 1930, dans des voyages contraints en navire du port d’Alger au port de Marseille, pour atterrir à l’asile d’Aix-en-Provence.

Il faut souligner que les archives coloniales autour de la santé - ainsi que les autres archives coloniales - n’ont pas en France un statut particulier et elles ne font donc pas l’objet d’une politique patrimoniale cohérente. Les différents fonds sont éparpillés et administrés par les différentes institutions et donc régis par des réglementations hétérogènes. Par ailleurs, plus récemment sur la base des nouvelles lois sur la protection de données (à partir des années 1990) certaines de ces archives (celles par exemple hospitalières contenant des dossiers personnels de personnes malades ou susceptibles de l’être) courent le risque d’être complètement détruites : protection de données versus protection de la mémoire ? Ce cadre politico-administratif illustre parfaitement les enjeux ainsi que l’histoire de l’archive coloniale. Dispositif en main du (post)colonisateur, il reproduit sans cesse les dynamiques impériales : ce n’est pas un hasard si l’Algérie, pays dans lequel la mémoire coloniale reste déchirée et sans réparation, réclame depuis presque vingt ans, la restitution de ses archives : geste réparateur impossible de la part de la France ou maintien d’un dispositif de pouvoir ? Empêcher que les archives soient rapatriées signifie avant tout empêcher que le travail de la mémoire se fasse, et si ce dernier était possible, celui du deuil également.

Les peuples n’ont-ils pas le droit de savoir ? De fouiller dans les abîmes d’une exploitation de leur territoire, du massacre de leurs populations ? De fabriquer de l’histoire ? En effet, laisser les archives à la disposition des chercheuses et chercheurs français·es (pour l’essentiel) signifie se laisser (pour la France) la possibilité de continuer à produire un savoir blanc et impérial sur la colonisation. Ce que le sociologue portugais Boaventura de Sousa Santos appelle un « epistemicidio » (épistémicide) dans Descolonizar el saber, reinventar el poder (« Décoloniser le savoir, réinventer le pouvoir »), paru en 2010, resté non traduit en français.
Inutiles donc, pour les chercheur·euses du Global North dont les travaux portent sur les archives coloniales, les postures des savoirs situés, ou les dénonciations de crimes des aïeuls.les. Qu’on le veuille ou non : nous sommes (nous les Blanc·hes) le produit et la reproduction de la colonisation.

Les archives coloniales doivent donc être restituées : toutes. Il faudra procéder à des inventaires de ce qui existe encore, les collecter, les numériser si possible pour que l’on garde à jamais en France également cette mémoire. Une attention particulière devra être portée aux archives coloniales du corps (celles hospitalières entre autres), parce que ce sont celles qui ont été les plus scellées par les politiques sanitaires postcoloniales. Mais aussi et surtout car c’est là que se cache l’un des paradigmes qui fondent toujours les rapports de pouvoir nord/sud : le clivage entre modernité scientifique et médicale et des (prétendues) traditions autochtones. Dernier rempart du voyeurisme fétichiste (post) colonial ?
« Pour le colonisé, la vie ne peut surgir que du cadavre en décomposition du colon », disait Frantz Fanon dans Les damnés de la terre, en 1961.

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Mise à jour :samedi 21 décembre 2024
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